Le but d’un·e pédagogue c’est de rendre les choses claires. Or, seule la simplicité est claire.
Donc notre indicateur-clé de succès devrait être la simplicité.
Alors pourquoi tant de gens font l’inverse ? Pourquoi tant de personnes essaient de faire les cours les plus complexes possibles ?
#1 | Les élèves te piègent et t’encouragent dans cette voie
Un des problèmes c’est l’illusion de maîtrise. Mon professeur de maths de prépa la formulait ainsi :
Là je vous vois hocher la tête. Mais je sais que vous ne comprenez pas ! J’ai vu vos devoirs maison ! Je sais que vous croyez que vous comprenez. Mais y’a un monde d’écart entre croire comprendre et savoir-faire.
Là je vous donne le théorème, il a l’air simple une fois qu’il est devant vos yeux : forcément. Mais une fois devant votre feuille vous ne saurez pas l’appliquer.
Voilà pourquoi il faut vous exercer après le cours, pas juste retenir.
D’autant plus que nous sommes victimes du biais de l’évidence rétrospective. Tout le monde trouve toujours tout évident rétrospectivement.
Tu sais c’est le syndrome du jeu télévisé. On pose une question aux participant·es et tu as la réponse sur le bout de la langue. Puis le présentateur la donne… tu cries ah bah oui je savais !
Et dans ta tête tu te mets un point.
C’est comme ça qu’ensuite les gens se retrouvent de l’autre côté de la télévision et disent souvent ah oui mais devant ma télévision c'était facile, là j’y arrivais pas.
C’est parce que devant ta télévision tu n’y arrivais pas : tu trichais.
Ce biais est si puissant que même quand je tire au sort une personne volontaire pour un exercice, une fois sur deux elle s’exclame je savais que ça serait moi !
Bah non ? C’est littéralement impossible, y’a 20 élèves, y’avait une chance sur 20, tu ne pouvais pas savoir.
Le souci de cette illusion c’est que, si tu écoutes ton public, tu auras toujours l’impression qu’il faut complexifier.
À la fin tu auras le retour frustrant de c’était une bonne piqûre de rappel cette formation. Ou c’était du bon sens.
Il faut à tout prix que tu résistes à la tentation de complexifier. Le public se trompe là-dessus.
Si tu veux contrecarrer cette illusion, la solution c’est pas de complexifier, la solution c’est par exemple d’introduire des petits moments d’évaluation dans ton animation. Ou des moments où tu les laisses chercher dans le vide une réponse avant de leur dévoiler.
#2 | On confond simplicité et superficialité
Encore une erreur de pédagogie débutante : se dire que la simplicité c’est un manque de travail.
La simplicité est alors vue comme superficialité.
Alors que c’est l’inverse : c’est la complexité qui est superficielle. Quand on ne fait aucun effort, on tombe sur quelque chose de trop complexe.
Il n’y a rien de plus facile que de faire un enseignement complexe. N’importe qui peut faire complexe. Ce qui est dur c’est de simplifier.
Voilà un passage d’un livre que j’adore : Insanely Simple.
La simplicité ne naît pas spontanément (…) elle a besoin d'un champion, quelqu'un qui soit prêt à défendre ses principes suffisamment fort pour résister aux avances de sa jumelle maléfique : la complexité.
Puisque ce livre traite de la Simplicité, il est important de souligner que pratiquement tout ce que vous lirez ici découle d'un simple fait : les gens préfèrent la Simplicité.
Il est peut-être un peu tôt dans le livre pour être aussi simple. Alors voici une version un peu plus élaborée : si elle en a la possibilité, toute personne saine d'esprit choisira le chemin le plus simple plutôt que le plus compliqué. Si cela vous semble encore trop évident, alors vous êtes sur la bonne voie pour apprécier l'un des attributs les plus remarquables de la simplicité. Elle a l'air, agit et sonne parfaitement naturelle. Vous hochez involontairement la tête en signe d'assentiment.
Mais ne sous-estimez jamais le degré auquel les gens ont besoin de ce type de clarté et y répondent positivement.
(…)Les gens de tous âges, de toutes religions, de toutes cultures et de toutes convictions politiques préfèrent la simplicité.
(…)
S'il existe cette merveilleuse idée qu'est la simplicité, il existe aussi ce nuage sombre qu'est la complexité. La complexité peut être puissante et séduisante, il ne faut donc jamais la sous-estimer. Ses recrues sont cachées parmi nous (…) vous les côtoyez presque tous les jours dans le cadre de vos activités. Ces personnes croient que leurs méthodes complexes sont plus ingénieuses.
Il est parfois possible de leur montrer la lumière. D'autres fois, tout ce que nous pouvons faire, c'est essayer de les désamorcer. D'une certaine manière, nous devrions être reconnaissants de l'existence de ces agents de la complexité, car leur présence fait ressortir d'autant plus la simplicité. La simplicité est un pouvoir.
Pour faire simple, il faut une profondeur extrême. C’est pour ça que les humoristes les plus doué·es donnent l’impression que c’est facile. Ça demande des heures et des heures de travail.
#3 | On se fait piéger par le charme de l’évidence
L’autre mécanisme qui sabote la pédagogie c’est de croire qu’une chose est évidente.
Rien n’est évident.
Si quelque chose est évident ça veut juste dire que tu ne sais pas l’expliquer.
C’est d’ailleurs pour ça que c’est si dur d’enseigner le vélo à un enfant. Tu ne sais pas quoi lui dire à part mais c’est évident, tu te mets dessus et tu pédales.
La prépa m’a beaucoup aidé à ce niveau. Je me rappellerai toujours du jour où la prof a dit :
Aujourd’hui on va voir ce qu’il se passe si 1+2 n’est pas égal à 2+1.
J’avais passé toute ma scolarité sans jamais me poser cette question. On a dû me dire en CE1 : 1+2 = 2+1 présenté comme une évidence.
Idem quand le prof de physique nous a dit
Aujourd’hui on va expliquer pourquoi le ciel est bleu.
Entre les gens qui ont répondu c’est à cause de la mer (alors que c’est l’inverse, l’eau de la mer nous semble bleue car le ciel se reflète dedans) et ceux qui l’ont regardé comme s’il était fou, c’était un cours folklorique.
Mieux que d’expliquer, il nous a démontré pourquoi le ciel apparaissait forcément comme bleu.
Alors… je m’en rappelle absolument pas car je n’ai plus utilisé mes connaissances en science physique depuis. Je me souviens vaguement que c’est une équation avec un w puissance 4 et que c’est cette puissance 4 qui explique le bleu. Un truc comme ça.
#4 | On a peur du mépris des élèves
Yoda est devenu une figure légendaire du prof sage parce que je pense que George Lucas a su capturer ce que beaucoup échouent à comprendre.
Yoda c’est un héros de Star Wars tout vert et qui parle avec des phrases super simples alors qu’il a 900 ans et que c’est l’être le plus sage et le plus sachant de sa galaxie.
Voilà. Le but d’un pédagogue c’est de devenir comme Yoda.
Sauf que Yoda, la première fois qu’on le voit à l’écran, il est méprisé. Parce qu’il a l’air bête. Trop simple.
Ça, il faut réussir à l’accepter.
Par exemple, une grande partie du métier de formateur/formatrice consiste à dire à des gens que :
Ils savent déjà quoi faire
Il faut en plus arrêter de faire certaines choses et non pas en faire de nouvelles
Prenons l’écriture par exemple. Quand j’enseigne l’écriture a une personne débutante je passe mon temps à lui dire ce genre de choses :
Relis toi ! Même si c’est chiant.
Coupe tes notifications ! Mais genre vraiment. Genre toutes tes notifications.
Arrête de faire des phrases longues et complexes.
Alors que les gens arrivent en espérant que je vais leur donner un truc en plus à faire.
Une grande partie de l’enseignement (surtout à des adultes) consiste à leur faire désapprendre des choses, à dépolluer leurs gestes.
À enlever plutôt qu’à ajouter.
Et ça c’est dur à faire accepter.
#5 | Le bon début est toujours plus bas que ce que tu penses
Tu dois résister à tout prix à l’inflation de ton contenu. Plus tu avances, plus tu vas découvrir des concepts de ta discipline, plus tu vas vouloir les intégrer.
En oubliant que le public reste débutant ! Il a besoin des briques d’avant comme toi tu en as eu besoin pour arriver à ces briques d’après.
On utilise beaucoup le mot pré-requis de manière nonchalante alors que c’est un concept structurant. Ça dit ce que ça dit : ce qui est pré-requis.
On parle aussi de Zone Proximale de Développement (ZPD) pour décrire l’équilibre nécessaire pour l’apprentissage. La ZPD c’est l’endroit juste après le moment où l’apprenant·e ne peut plus avancer sans aide.
Toi, tu dois placer ton contenu juste après.
La plupart des gens commencent leur cours bien après le début de la ZPD du public. Voire carrément en dehors.
Même moi… après des années d’expérience, j’ai ce réflexe.
Surtout que le public va te pousser à démarrer de très haut. Ils vont te dire
On aimerait une formation de niveau avancé.
On veut apprendre les nouveaux outils, les nouvelles pratiques
Le public te demandera toujours comment on fait des salto-arrière-parce-que-c’est-trop-stylé avant d’apprendre à marcher.
Il te faut une sacré résilience pour dire non, on va d’abord apprendre à mettre un pied devant l’autre, on verra les saltos si on a le temps.
Le public va me dire : « je veux une formation en recrutement de niveau avancé », en croyant que ça implique d’apprendre des choses de plus en plus complexes. Comme si une meilleure formation c’était une formation plus complexe. Alors que ça doit être l’inverse : une formation qui permet de faire les bases de mieux en mieux.
Bah oui, dans leur quotidien, c’est beaucoup plus utile de savoir marcher que de savoir faire un salto. Un salto ça peut servir combien de fois dans une vie ? 4 ou 5 fois ?
C’est le paradoxe : les gens veulent apprendre les trucs rares alors que ce sont les bases qu’ils vont répéter dans leur quotidien.
Les gens au foot veulent apprendre à faire des dribbles alors que ce sont les passes toutes simples qu’on fait le plus souvent.
Au karaté ils veulent faire des coups de pied sautés retournés alors que c’est le coup de poing tout simple qui fonctionne.
#6 | Le sentiment d’impuissance est catalysé par la complexité
Tu dois tout faire pour éviter le sentiment d’impuissance. Si tu fais du contenu complexe, tu impressionneras peut-être les gens mais tu les feras reculer. Leur situation sera pire qu’avant ta rencontre. Oui, oui c’est possible. Un mauvais enseignement peut faire pire que faire stagner, il peut faire reculer.
J’ai des gens qui viennent me voir parce qu’ils ont été chez des concurrents super experts. Et ils me disent :
La formation était bien mais j’ai rien compris, ça allait trop vite, je suis trop nul.
Je dois alors leur expliquer que ça n’est pas une bonne formation si tu te sens nul à la fin.
Le but de l’éducation c’est au contraire d’empouvoirer.
Une personne qui est persuadée qu’elle est nulle en math, ne peut plus avancer. Ton rôle de pédagogue c’est de la débloquer.
Or, quoi de mieux que la simplicité pour ça ?
Le meilleur compliment que tu puisses recevoir c’est jusqu’ici j’avais toujours cru que [nom de la discipline] était compliqué, mais là je vois que c’est simple.
Voici un vrai retour qu’on a reçu après une de nos formations au booléen (un langage technique qui sert pour le recrutement)
Quand j’ai vu “booléen” dans le programme j’ai paniqué, je m’attendais à un truc très technique et au final c’est super simple les booléens et là j’ai trop envie d’essayer et d’en faire.
Voilà. C’est ça le type de retour que tu dois viser.
Si on te dit :
Waouh, tu es vraiment doué·e dans [ta discipline] !
Ne te sens pas flatté·e : c’est un des pires retours possibles. Ça veut dire que tu les as perdu. Après une bonne formation en recrutement, on ne me dit jamais que je suis doué en recrutement, on me dit que je suis doué en pédagogie.
#7 | Un message principal par heure c’est déjà beaucoup
On surestime la capacité des gens à absorber. On a une capacité très limitée. Pour ça qu’on dit qu’enseigner c’est répéter.
Voilà un autre extrait du livre Insanely Simple :
Les êtres humains sont des êtres bizarres. Donnez-leur une idée et ils hocheront la tête. Donnez-leur cinq idées et ils se contenteront de se gratter la tête. Ou pire encore, ils oublient que vous avez mentionné toutes ces idées.
Réduire au minimum est la clé pour faire passer un message. Bien qu'il s'agisse d'une question de bon sens, c'est peut-être aussi le principe le plus violé dans le domaine du marketing ou de toute autre activité. Votre argument sera plus rapidement compris et plus facilement mémorisé si vous ne l'encombrez pas d'autres éléments.
Curieusement, certaines des personnes les plus brillantes au monde ont parfois besoin qu'on le leur rappelle. Même [Steve Jobs]. Lors d'une réunion de l'agence avec lui, nous examinions le contenu d'une proposition de publicité pour l'iMac lorsqu'un débat s'est engagé sur ce qu'il fallait dire dans la publicité.
L'équipe de création estimait qu'il serait préférable que le spot soit entièrement consacré à la description d'une caractéristique essentielle de cet iMac. Steve, quant à lui, pensait qu'il y avait quatre ou cinq choses vraiment importantes à dire.
Il lui a semblé que tous ces points de communication tiendraient aisément dans un spot de trente secondes. Après avoir débattu de la question pendant quelques minutes, il semblait que Steve n'allait pas changer d'avis. C'est alors qu'une petite voix a commencé à se faire entendre dans la tête de Lee Clow, chef de l'équipe de Chiat.
Il a décidé que c'était le bon moment pour faire une démonstration à Steve. Lee a déchiré cinq feuilles de papier de son bloc-notes et les a froissées en cinq boules. Une fois le froissement terminé, il a commencé sa performance.
"Tiens, Steve, attrape", dit Lee en lançant une seule boule de papier à travers la table. Steve l'a attrapée sans problème et l'a relancée. "C'est une bonne publicité", dit Lee. "Maintenant, attrape ça", dit-il en lançant les cinq boules de papier en direction de Steve. Steve n'en a pas attrapé une seule, et elles ont rebondi sur la table et le sol. "C'est une mauvaise publicité", dit Lee.
Simple ne veut pas dire simpliste
Il faut des heures de travail pour y arriver. Une compréhension profonde. Et parfois c’est frustrant car tu travailles des heures sur des choses que le public ne verra jamais. Parce qu’on ne voit pas ce que tu choisis de ne pas mettre.
Par exemple moi, dans le recrutement, j’ai pris des heures à vérifier que le non-verbal était bien impossible à analyser. Que toute personne qui dit l’inverse fait de la pseudo-science.
Je me suis tapé tous les trucs bullshits d’analyse de non-verbal, puis les critiques et analyse… mais ça… mes élèves le voient pas. La conséquence c’est qu’il n’y a pas de contenu sur le non-verbal dans ma formation.
Et pourtant… c’est grâce à ces heures de travail que le contenu simplifié et dépouillé qui reste est efficace. Le génie c’est précisément de savoir quoi enlever.
Je suis d’accord sur le truc du “pas trop d’idées importantes à la fois” et à la fois j’ai l’impression que ça dépend de ce que tu attends des élèves/ce qu’ielles attendent.
Genre c’est vrai que pour qu’ielles sachent vraiment remanier un truc, le reexpliquer et le manier correctement il faut pas avoir trop d’idées différentes… mais sans maîtriser, mentionner différentes pistes qu’ils peuvent approfondir plus tard ça me semble pouvoir être bénéfique aussi. Ça peut faire fonction d’orientation - savoir quels mots-clés chercher et reconnaître quelles idées sont reconnus par des sources de confiance ou pas. Évidemment c’est mieux de vraiment comprendre mais si t’as pas beaucoup de temps, ça me semble pas être anti-pédagogique.
Super texte ! Merci